Episode 3
Dans la maison d'Emilienne
Sur les collines de Mushubati, à l’ouest du Rwanda, Emilienne Mukansoro accompagne des femmes victimes de violences sexuelles pour les aider à se reconstruire intimement et socialement. Un minutieux travail d’écoute, d’empathie et de partage au sein de différents groupes thérapeutiques. Rencontre dans sa maison-refuge (« Ejo »), où la parole se libère et les solidarités renaissent sous le signe de la sororité.
« Ubizima ku gicumbi ». Un cadre suspendu juste à l’entrée du salon annonce la couleur : « la vie est revenue dans la parcelle ». Un hymne à la vitalité qui plane désormais sur cette magnifique bâtisse familiale surplombant les collines de Mushubati, entre Kibuye et Gisenyi, au sud-ouest du Rwanda, construite dans les années 1970 et plusieurs fois détruite.
Après avoir franchi la grille de sa maison d’hôtes, admiré son patio et sa belle enceinte fleurie où s’épanouissent des hibiscus roses et autres lantaniers, observé en surplomb le potager collectif rempli de légumes verts, Emilienne Mukansoro invite les visiteurs à « saluer et honorer [son] père », un ancien instituteur, choriste et écrivain, assassiné durant le génocide : Joseph Munyandege Mukataride Euthalie, patriarche d’une famille de onze enfants décimée sur les collines.
Joseph, son guide, son mentor. Ce même homme au regard doux que l’on aperçoit sur la photo en noir et blanc exposée sur le mur, aux côtés d’une peinture figurative et autres souvenirs familiaux. Ultime relique pixelisée et rachetée 5000 Francs rwandais (3,6 euros) en 2012, au hasard d’une rencontre : « ce portrait de mon père est tiré d’une photo de classe dont j’ignorais l’existence, explique Emilienne, encore émue. Nous n’avions plus aucune trace de notre passé. Les génocidaires avaient tout détruit, tout brûlé, ils voulaient nous effacer de l’histoire. Désormais, il est là, et il veille sur notre maison. »
La parole comme thérapie
Si la vie est revenue dans la parcelle, c’est grâce à elle, cette femme d’exception au sourire généreux. Grâce aussi à ces dizaines de femmes survivantes de violences sexuelles qu’elle accompagne et soigne depuis trente ans (« sans elles, sans mon mari et mes quatre filles, je ne sais pas où je serais »).
Depuis 2015, sa maison-refuge baptisée Ejo – le même mot qui, en kinyarwanda, signifie à la fois « hier » et « demain », « passé » et « futur » –, est devenu un espace de vie et de thérapie, parallèlement au travail itinérant qu’elle accomplit dans les collines avoisinantes.
Ubuntu (l’humanité), Ubuzima (la vie ne s’efface jamais), Inkumburwa (on se souvient)… Ici, chaque chambre de la maison porte un nom symbolique. Et chaque pierre de celle-ci est un morceau d’histoire reconstruite avec patience et obstination. « Ce ne fut pas facile, mais on y arrivé. Désormais, c’est un espace sécurisé, apaisé, vivant, où chaque personne qui passe la porte peut se dire : "ici, je ne suis pas seul". »
« Après le génocide, notre pays était un désert thérapeutique confronté à des besoins gigantesques, avec des pathologies graves, et pas seulement des états post-traumatiques »
En 1994, Emilienne « n’était plus que l’ombre [d’elle] même », comme elle nous le raconte avec pudeur, autour d’un thé partagé sur sa terrasse qui plonge dans l’immensité des collines de Mushubati, avec, au loin, le lac Kivu majestueux et, si près de nous, un colibri éclatant posé sur une feuille de bananier. « Comme la plupart de rescapés, je ne savais plus qui j’étais, où j’allais, pourquoi j’existais. J’avançais dans l’obscurité totale, c’était la nuit permanente. »
Institutrice de formation, elle a dû alors chercher sa voie. Douloureusement. « Je n’avais plus la force et l’envie d’enseigner, je ne supportais plus de voir des élèves devant moi. Sans doute mon père et le reste de ma famille avaient-ils été tués par quelqu’un qui, un jour, avait été dans une de ces classes. Je suis restée trois jours à l’école et puis je suis partie définitivement. »
Trente ans plus tard, Emilienne Mukansoro est devenue une référence au Rwanda en matière de thérapie de groupe et de parole écoutée. Après avoir travaillé pour l’ONG Save The Childe-USA, puis au FARG, le Fonds d'Assistance aux Rescapés du Génocide, où elle a été formée comme conseillère en traumatisme, ensuite chez Ibuka Mémoire & Justice, elle a suivi les enseignements du Dr Naasson Munyandamutsa, originaire de Kibuye, la ville voisine. Cet éminent psychiatre formé à l’Université de Butare qui a supervisé la reconstruction de l’unique hôpital psychiatrique du pays, le Ndera, et décédé en 2014. Une figure centrale dans le secteur des soins au Rwanda.
« Aucun espace pour nommer l’innommable »
« Après le génocide, notre pays était un désert thérapeutique confronté à des besoins gigantesques, avec des pathologies graves, et pas seulement des états post-traumatiques, se rappelle Emilienne. J’ai alors eu l’immense honneur et la chance de rencontrer Naasson. J’ai écouté ses enseignements, lu énormément d’ouvrages et appris les soins psychiques de base pour ensuite effectuer un travail d’accueil, d’orientation et d’accompagnement. Après ça, je ne pouvais pas attendre que les gens viennent à moi au bureau. Je suis partie en bus, en moto, à pied, dans les collines, pour aider celles et ceux qui n’arrivaient pas vivre après l’innommable, parce qu’il n’y avait pas, précisément, d’espace pour le nommer. »
Son credo ? L’écoute active et l’empathie. Sa force ? L’absence de jugement et son extrême capacité d’attention. Sa ligne de conduite ? L’un de ces proverbes dont la langue kinyarwanda regorge à foison : « Ukuri gushirira mu biganiro » (« dans la parole tu trouveras la vérité »). Cette parole si précieuse dans la culture rwandaise qui, au cœur de la barbarie, a été tant confisquée, muselée, dépréciée, enterrée… Au fil des mois et de ses rencontres, Emilienne Mukansoro va se rapprocher et accompagner des femmes qui ont été agressées sexuellement. En mesurant l’immensité du travail à accomplir et les moyens dérisoires alloués à cette catégorie de victimes tellement oubliées et marginalisées.
Selon les évaluations de l’OMS, on estime entre 250 et 500 000 le nombre de victimes. Viols collectifs et intrafamiliaux, mutilations génitales, esclavage sexuel, mariages forcés... Pénétrations à l’aide de bâton ou de fusils, mises à nu forcées, éventrements, tortures… Autant d’atrocités commises à l’encontre de femmes Tutsi, mais aussi de Hutu issues de familles mixtes, par les soldats des Forces armées rwandaises (FAR) et les milices Interahamwe. Car l’anéantissement des corps était au cœur de l’entreprise génocidaire. Avec la volonté de détruire celles que la propagande qualifiait, selon les cas, de « séductrices », d’« arrogantes », d’« impures », d’« espionnes »… Pour souiller à jamais leur image. Abîmer irrémédiablement leurs organes reproducteurs. Provoquer leur mort sociale dans une culture où la femme, l’épouse et la mère sont pleinement associées à l’idée d’Ubupfura (grandeur d’âme, noblesse morale), d’Uburere bwiza (éducation, bonne mœurs) ou d’Ubudahemuka (fidélité).
« Les tueurs savaient bien que violer les femmes, c’était comme les tuer. Quelque chose qui ne s’efface jamais, qui les hantera tout leur vie. Et les femmes violées ont d’ailleurs toujours ces mots à la bouche : "ceux qui sont morts sont morts, mais nous, nous gardons la mort sans qu’elle ne nous quitte"», raconte Emilienne, en rappelant les séquelles irréversibles et les handicaps dont souffrent une grande majorité des survivantes. Une sur trois est invalide, près des deux tiers ont contracté des maladies sexuellement transmissibles (MST), dont le virus du VIH/sida, nombre d’entre elles ont (eu) une santé mentale fragile (dépression, cauchemars à répétition, névroses…).
« On les appelaient "les folles". Beaucoup ont dû vivre cachées, à l’écart, se faire avorter, accepter ou abandonner leurs enfants nés du viol… Je me souviens de ces témoignages douloureux : "je ne peux pas l’allaiter, c’est comme si le bébé allait me dévorer". "Je n’arrive à accepter qu’il m’appelle maman, pour moi c’est le petit tueur". Dans une société patriarcale basée sur l’honneur, la vertu, le mariage, cette souillure est indélébile et chaque reconstruction est un combat extrêmement lent et douloureux pour refonder un foyer, renouer avec son corps, retrouver une sexualité épanouissante, etc. »
Les églises et les sorciers
Après le génocide, beaucoup de ces femmes ont choisi de se taire, de porter en silence leur fardeau. Les unes se sont réfugiées dans la prière au sein d’une de ces dizaines d’églises pentecôtistes, adventistes, ésotériques… qui ont ouvert leurs portes après le génocide. D’autres se sont tournées vers les guérisseurs et autres abpfumu (sorciers) pour apaiser leurs douleurs et leurs cauchemars, à l’occasion de rites « de satisfaction » ou de « purification ».
Lorsqu’est venu le temps de la justice. Celui du témoignage et de la confrontation avec les bourreaux au sein des gacaca, les tribunaux traditionnels. Une nouvelle et éprouvante épreuve. En tant que conseillère en traumatismes, Emilienne Mankusoro va alors accompagner dans le secteur de Ruhango (sud) près d’une cinquantaine de ces femmes lors de leurs auditions. « Ces procès étaient organisés à huis-clos mais dehors on savait très bien qui était qui, pourquoi elles étaient là. Les victimes devaient alors revivre les scènes vécues, entendre leur violeur déclarer des horreurs et parfois des mensonges terribles du type "tu l’as cherché", "tu ne m’as pas empêché de le faire", "Pourquoi ne t’es-tu pas sauvée ?"... Il fallait aussi convaincre les juges qu’elles disaient vrai. En face, il y a eu de vrais repentis, des pardons sincères, mais aussi des bourreaux qui se savaient condamnés à perpétuité et qui restaient dans le déni total et le cynisme. C’était extrêmement lourd à vivre. »
A partir de là, Emilienne décidera « d’offrir sa présence » et se consacrer à plein temps à ces femmes durablement meurtries. En effectuant un travail de sensibilisation dans les écoles. En mettant sur pied un suivi individualisé pour celles qui le voulaient. Et en créant sa propre association (« Ejo ») avec un premier groupe de parole réunissant vingt-six survivantes.
Aujourd’hui, il y a quatre groupes à Ruhango, cinq à Mushubati. Soit près de 180 femmes, âgées entre 15 et 75 ans, qui se retrouvent régulièrement. Chaque groupe s’est choisi un nom : Abaruje (qui font ensemble), Urumuti (la lumière), Mpore (la consolation), Urumana (le cercle)… Elles se réunissent deux fois par mois, cultivent leurs champs de sorgho, de maïs et de manioc ensemble, créent des projets générateurs de revenus et cotisent dans une même caisse de solidarité. « Le travail se construit au fil du temps, patiemment, explique la thérapeute. Pour chaque séance, il faut créer un cadre de parole sécurisant, sans jugement, basé sur la confidentialité et le secret, le respect mutuel, l’attention, où chacune se sent totalement à l’aise pour s’exprimer. On doit pouvoir entendre les silences, les cris, les colères… On laisse remonter tout ce qui doit remonter, au rythme de chacune. Pour se recréer face à l’autre. On se serre les mains, on danse, on boit un jus de mangue ou un thé. L’important, c’est que chaque femme puisse se dire : ici, Ndiho, je suis vivante ! Komera, forte, je suis forte ! Je n’ai plus peur, je ne suis plus seule. »
Autant de moments pour regagner un peu de confiance, d’estime de soi, de dignité et de courage aussi. Et réenvisager un avenir moins traumatisant. Avec une série de petites victoires pour Julienne, Anne, Agathe et toutes les autres. L’une a retrouvé un mari qui l’aime. L’autre est retournée à l’église alors qu’elle avait renié Dieu. La suivante a décidé de fabriquer de la bière de banane au départ d’une très ancienne recette familiale. Et celle qu’on appelait la « folle » est devenue la cheffe du village…
Evidemment, il y a aussi des échecs et des complications : des femmes qui quittent le groupe, refusent de sortir de leur mutisme ; d’autres qui baissent les bras en disant « on est morte, on ne survivra pas ». « C’est un travail de tous les instants, rien n’est définitif, tout est mouvement », reconnaît humblement Emilienne. Qui, parallèlement, à ces thérapies groupées, a décidé de s’investir dans son village natal, Mushubati. En ouvrant les portes de sa maison aux enfants dans le cadre d’ateliers créatifs (dessin, théâtre, danse…). En créant une petite bibliothèque commune. En engageant le fils du voisin pour l’aider à gérer sa chambre d’hôte. Ce même voisin qui, embarqué dans la folie génocidaire, demande aujourd'hui pardon à sa famille…
« Comme mes yeux étaient fermés, je ne sais pas ce qu’ils ont utilisé, mais j’ai senti quelque chose de dur, très dur, introduit en moi. J’ai gardé les yeux fermés jusqu’au bout. »
Emilienne Mukansoro dans son patio.
Emilienne Mukansoro dans son patio.
« C’est facile d’aller à Kigali, car c’est le nord, je prends la direction opposée de la route que j’ai prise nue, pendant le génocide, mais marcher sur la route, vers le sud, ça m’était impossible. Je n’ai pas pu aller voir la fosse commune où ont été mis mes enfants, parce qu’il fallait aller par-là, et c’était comme si je ressentais à nouveau ce que j’avais vécu, les cris, les injures, le crachat sur mon corps, et je me disais, ce n’est pas mon chemin, je dois prendre une autre direction. »
« Personne ne peut me comprendre, personne ne peut savoir ce que j’ai vécu, toute ma vie, dans ma conscience, a existé par le viol, j’ai grandi avec, et est-ce que ça a pu me quitter ? La manière qu’ils ont eue de le faire ? Ce qu’ils m’ont laissé ? (…) Je n’ai jamais pu aimer mon corps. Je trouve et je trouvais, je considérais mon corps comme un objet que l’on peut utiliser, quelque chose de détaché de moi, de sale, usable comme on veut et comme on peut, un corps perdu. (…) Alors à qui vous voulez vous que j’offre ce corps déchet ? À un jeune homme rescapé qui a ses blessures ? À un Tutsi de l’Ouganda qui ne comprend rien de ce que nous avons vécu, et qui arrive fier et qui veut vivre et qui n’a pas envie peut-être de coexister avec celle qui souffre ? Alors qui ? A qui vous voulez que j’offre quelque chose de gâté, de perdu, de déjà mort ? À qui ? (…) »
Les statues à proximité de l’église de Mushubati, où Emilienne allait chanter lorsqu’elle était enfant.
Les statues à proximité de l’église de Mushubati, où Emilienne allait chanter lorsqu’elle était enfant.
« (…) Quand je passe à côté de la maison de mon violeur, de mon tueur, ce n’est pas moi qui baisse la tête. Ce n’est plus moi qui ai peur, et ce n’est plus moi qui dans les yeux suis salie. Personne n’est sale dans les miens, mais je ne voulais plus l’être dans les yeux des autres. »
Un joli pagne pour se couvrir de beauté
Et la vie est revenue dans la parcelle… Comme ce mardi de notre visite, où une dame discrète se présente à la grille. « Comment vas-tu ? », lui demande Emilienne, avant de l’étreindre tendrement. Cette participante à un des groupes est venue récupérer son cadeau de Noël, un pagne. « C’est notre petit rituel : offrir à chacune un joli pagne pour prendre soin d’elle, couvrir son corps de beauté. »
Nous en profitons pour visiter l’enceinte. Le potager rempli de haricots, de plantes aromatiques et d’aubergines. La colline d’en face où, en contrebas, les caféiers poussent au rythme des saisons. La vache brune d’Emilienne qui rumine dans son enclos en bois. Et, au bout du sentier, une jeune femme qui remonte un sac chargé de fourrage et nous salue gaiement. « Elle était autrefois à la rue, très mal en point. Depuis qu’elle nous a rejoint pour s’occuper de la parcelle, elle a retrouvé goût à la vie, cela me met en joie », partage Emilienne. Nous décidons d’aller faire un tour du village. L’école où son père enseignait autrefois, l’église catholique où, petite, elle chantait dans la chorale, la rue principale où se sont produites tant de massacres en 1994… « Cette rue, je ne peux plus physiquement la remonter », nous dit-elle en contournant le virage, la voix tremblante. « Je l’ai fait une fois, avec une amie, et j’ai perdu connaissance. C’est là que les milices ont coupé le bras de mon père avant qu’il ne quitte le village. Il est parti, blessé, avec sa canne, mourir quelque part. Nous n’avons jamais retrouvé son corps ni ceux de maman et de mes frères et soeurs », ajoute-t-elle le regard embué et fixé dans la bananeraie voisine.
Nous croisons Marylène, avec son sac d’aliments sur la tête et le petit Mukamwiza, son bébé accroché sur le dos. Et là, Emilienne redevient solaire sous un magnifique coucher du soleil assorti à son bandeau orange bien ajusté dans sa longue chevelure. « Je l’aime pour la vie, Emilienne. C’est ma famille que je n’ai plus ! », s’exclame la jeune agricultrice en enlaçant sa maman de substitution, qui retient alors quelques larmes de joie au bord de ses pupilles lumineuses. Avant d’afficher ce sourire éclatant qui fait sa marque de fabrique.
Soudain, les oiseaux du soir pépient à l’unisson. Et un vélo-taxi chargé de pommes de terre charrie sous ses pneus dégonflés un peu de terre humide après la petite mousson. Komera, elle est forte, elle aussi, Emilienne. Thérapeute et survivante qui a choisi de faire la paix à Mushubati. Car là-bas, tout au bout de la piste rouge, de toute évidence, la vie est revenue dans la parcelle.



